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lettre d'un colporteur-liseur - Page 3

  • La vie nous lance en l'air comme des cailloux

    La file à la porte de la boulangerie s'étend sur une vingtaine mètres. L'attente va être longue, d'autant qu'il est indiqué : une personne à la fois. C'est là que je prends mon millefeuille du dimanche, alors pas question d'aller ailleurs. À la différence de la semaine dernière, les gens se parlent, tout en gardant leurs distances. On entend: on est si peu de chose, la terre se venge, il fallait bien que ça arrive, et dire que ça commençait à aller bien pour moi, est-ce vrai que les magasins d’alimentation resteront ouverts? Et les vieux comment font-ils ? Les pauvres? Vous imaginez les SDF? Un gâchis, dit la personne derrière moi, parce qu’on a l’impression que tout peut s’arrêter d’un coup : ce qu’on a construit, parfois avec tant de peine, la famille proche ou lointaine, la maison, les luttes de ces derniers mois. 

    On a rêvé.

    Rêver d’atteindre l’inaccessible.

    Mais qui nous empêche de continuer ? 

    Nous sommes des rêves.

    Fernando Pessoa va plus loin dans son “Livre de l’intranquilité” :

    Nous ne sommes véritablement que ce que nous rêvons, car le reste, dès qu’il se trouve réalisé, appartient au monde et à ceux qui nous entourent. Si je réalisais l’un de mes rêves, j’en deviendrais jaloux, car il m’aurait trahi en se laissant réaliser. 

    J’ai réalisé tout ce que j’ai voulu, dit le faible, et il ment ; la vérité, c’est qu’il a rêvé prophétiquement tout ce que la vie a fait de lui. 

    Nous ne réalisons rien nous-mêmes. La vie nous lance en l’air comme des cailloux, et nous disons de là-haut : “Voyez comme je bouge.” (1)

    Un caillou !

    Suis-je, moi aussi, le “caillou qui pense oiseau et qui parle caillou” de Geneviève Briot ? 

    Du ciel de l'oiseau tirer des fils d'azur

    les passer au bleu de la rivière

    tisser les jours et les mains

    relier ce qui parle et ne dit rien (2)

    Ou encore le caillou dans la poche de Bébert dans Tu vas voir de Paul Vincensini ?

    Un caillou qui voisinait avec un morceau de pain noir, un opinel, deux ou trois billes en verre. Le pain, c’était pour attirer les oiseaux, les billes en verre pour la fronde qui était dans l’autre poche, l’opinel pour tailler dans les branches des frênes d’autres frondes ou des sifflets. (3)

    Je rêve d’insouciance, de redevenir un enfant à la manière de 

    Bébert qui ne comprenait rien, rien de rien aux compléments circonstanciels de but qu’il confondait avec ceux de temps et de cause. (3)

    J'ai bien fait d'attendre. Il reste un millefeuille.

    (1) Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité. Christian Bourgois Editeur. 1988 - (2) Geneviève Briot, Un caillou qui pense oiseau, L’autre incertain Editeur, 2017 - (3) Paul Vincensini, Archiviste du vent, Le cherche midi Editeur. 1986

    André Cohen Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 8

  • Voyageurs du soir

    À l'heure où j'écris, l'épidémie Covid 19 confine plus de trois milliards d'habitants chez eux, c'est-à-dire près de la moitié de la population mondiale. Avec le sentiment que nous pouvons tous être atteints. 

    L'histoire fourmille d'événements dramatiques : guerres, épidémies, génocides, mouvements climatiques, explosions atomiques. Souvenons-nous des bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Le monde avait basculé. On ne parlait plus de mort individuelle, mais on entrevoyait une mort globale de l'humanité. Sera-ce le cas cette fois ? 

    Écoutons Fatho Amoy, poète de Côte-d'Ivoire :

     

    Voyageurs du soir qui suivez la rumeur

    Des vagues et l’étoile bleue des baies,

    Gardez-vous de trop songer à vos songes

    Et d’héberger pour longtemps les chagrins

    Qui saccagèrent votre vie passée.

    Il est au bout de la nuit une terre tout ensemble

    Proche et lointaine que le jour naissant

    Exalte d’hirondelles et de senteurs de goyave.

    Un pays à portée de cœur et de sourire

    Où le désir de vivre et le bonheur d’aimer

    Brûlent du même vert ardent que les filaos.

    Craignez de le traverser à votre insu :

    Les saisons sur vos talons brouillent le paysage ;

    Mais chaque pas est la chance d’un rêve. (1)

     

    Il est au bout de la nuit une terre tout ensemble. Est-ce à dire alors qu'il reste un peu d'espoir et que nous verrons le bout du tunnel ? Si les poètes le disent, alors nous pouvons le croire. 

    (1) Fatho Amoy, Avis, tiré de Chaque aurore est une chance, Ceda, 1980. 

    André Cohen Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 7

  • Des mots sirènes

    Les mots affluent en cataracte à la radio et sur nos écrans. Nous les buvons à pleines gorgées et ils n’étanchent pas nos soifs. 

    Me revient une phrase de "La rage de vivre" de Milton Mezz Mezzrow et Bernard Wolfe (1). 

    Une phrase qui détonne, sortie de son contexte. Les auteurs ont un avis tranché sur la parole.

    "À quoi bon perdre son temps à discuter, bon dieu ! D'ailleurs les parlottes et le bla-bla ne sont que gaspillage d'énergie, les mots ayant surtout été inventés pour enfermer la vérité et la faire disparaître en douce, non pour la faire connaître."

    Ils y vont fort, n’est-ce pas ? Il faut dire que leur bouquin décoiffe assez, par son propos, un "vibrant plaidoyer en faveur du jazz primitif" (3), et surtout par son style. Bon dieu, ces gars-là ont du feu au bout des doigts ! Milton Mezz Mezzrow (2) était clarinettiste, un Blanc qui voulait jouer comme un Noir. Il semble néanmoins, selon André Hodeir (3), que le livre vaut mieux que sa musique. Dans “La rage de vivre”, les parties en argot des Noirs américains du Nord sont comme de longs scats dans la bouche d’une chanteuse de jazz. Les mots chantent à mon oreille. Le livre a été formidablement traduit par Marcel Duhamel et Madeleine Gautier.

    Si l’on reprenait à la lettre la phrase : “À quoi bon perdre son temps à discuter, bon dieu !…”,  il faudrait baisser le rideau, poser la plume. Les musiciens ont la musique pour s'exprimer. Et nous, qu'avons-nous ? Comment nous exprimer sans discourir ? La période appelle au repli, à la solidarité, mais aussi à la réflexion et à la discussion. Parce qu'après cette période blanche, couleur des blouses et des masques, on finira bien par embrasser les vivants et il nous faudra construire le monde d'après. La guerre, puisqu'on parle de guerre, demande un coup d'avance. N'en déplaise aux auteurs de "La rage de vivre", il faudrait discuter dès maintenant.

    Je leur accorde que le trop de mots tue les mots. Mais tout de même, nous avons besoin de la parole. Le verbe est créateur.

    Je préfère les mots de Gilles Deleuze pour qui la parole est là 

    "pour donner vie là où elle emprisonnée". 

    Et ceux de Fernando Pessoa qui nous parle de plaisir : 

    "J'aime à dire. Mieux encore, j'aime à enfiler les mots. Les mots sont pour moi des corps palpables, des sirènes visibles, des sensualités incarnées … le désir s'est transmué en ce qui est capable, en moi, des créer des rythmes verbaux ou de les écouter chez les autres. Je frémis de plaisir si je dis bien…" (4)

    (1) Milton Mezz Mezzrow et Bernard Wolfe, La rage de vivre, Ed Buchet / Chastel, 1972 • (2) 1899-1972 • (3) André Hodeir, Hommes et problèmes du jazz, Éditions Parenthèses • (4) Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquilité, Ed. Christian Bourgois

    André Cohen Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 5

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  • Avec les voix de la terre

    Dans la lettre N°3, j'ai évoqué Jérémy Cronin, poète sud-africain. J'ai l'ai découvert dans l'anthologie "Poèmes d'Afrique du Sud" composée par Denis Hirson (1). Une anthologie avec des poèmes souvent nés à l'oral, venus du bantou, du bochiman, du zoulou, du xhora et traduits en anglais ou en afrikaans.

    L'écriture de Jérémy Cronin puise dans la terre, les voix qui l'entourent, celles des hommes, des femmes, des enfants, les paysages qui illuminent, les dialectes, les couleurs de peau, le noir du charbon, le brun des montagnes. On entend les syllabes nées dans les taudis, le tremblement des wagons et les voyelles à peau tendue. 

    Ses mots résonnent, ils nous disent combien il faut faire attention à chacun autour de nous, à chaque chose. C'est là qu'il faut puiser notre force, avec les voix de notre terre.

    Il a vécu l'apartheid.

    Denis Hirson rapporte dans l'introduction de son anthologie les paroles de Oupa Thando Mthimkulu :

    Il n'y a pas pire que l'exil à l'intérieur du pays”

    Denis Hirson poursuit : mais peu de poètes sont pour l'instant en mesure de donner forme à la mémoire de l’apartheid. 

    Ce qu'ils ont su faire, par contre, c'est inventer les voix de la terre, conscients que son avenir est une énigme plus qu'un rêve.

     

    Voici le texte de Jérémy Cronin, Apprendre à parler :

    Apprendre à parler

    Avec les voix de la terre,

    Fouiller les discours de ses rivières,

    Saisir dans le grognement confus,

    Bégaiement, cri, appel, bredouillement, embrouillaminis

    Un sens de l’essence de ces pierres

    D’où tous les mots sont ciselés.

    Suivre avec la langue la voie des wagons

    Disant le suffixe de leurs maux en -kuil, -pan, -fontein,

    Dans des noms d'eau qui confirment

    La sécheresse de leurs façons.

    Voir les lieux d'occlusion, ou comment

    L'aurore lèche un marais.

    Ensevelir ma bouche dans le creux de ton bras,

    Dans ce planétarium,

    Début pectoral du cœur du temps

    Là en bas près du niveau d'eau, sentir

    La pleine lune battre

    Dans l'arrière-gorge

    Sa voyelle de peau tendue

    Écrire un poème avec ces mots-là :

    Sur la tête de ma mère

    Stompie, stickfast, golovan,

    Sangololo, juste boombang, juste

    Pour comprendre les moindres inflexions

    Exprimer sans avaler

    Les syllabes nées dans les taudis, ou attraper

    Le train de cinqueuetqua

    de Channisbou, arriver

    Au chant de basse de l’équipe des mineurs

    Lueur minérale de la résolution sans faille de notre peuple.

     

    Apprendre à parler

    Avec les voix de cette terre. (2)

    (1) Poèmes d'Afrique du Sud, Anthologie composée par Denis Hirson, Ed. Actes Sud et Ed. Unesco. 2001

    (2) Jérémy Cronin, Apprendre à parler. Il est né en 1949, il a étudié la philosophie à l’université du Cap et à la Sorbonne.

    André Cohen Aknin (AAKC)

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 4

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